Dubán avait rassemblé six cavaliers, tous armés. Fidelma fut soulagée que l’arrogant jeune Crítán ne soit pas parmi eux. Fidelma remarqua que ni Crón ni sa mère Cranat n’étaient venues les saluer à leur départ du rath. Deux par deux, Fidelma et Eadulf fermant la marche, ils passèrent le portail et prirent la direction de l’est au petit trot de leurs montures en longeant la rivière, traversant la vallée fertile d’Araglin avec ses champs de céréales et ses troupeaux de vaches dans les prés. Dubán les menait à une allure tranquille mais régulière.
Ils n’avaient pas parcouru quelques miles qu’en suivant une courbe de la rivière formant un méandre ils tombèrent sur un havre de tranquillité, protégé sur trois côtés par le cours d’eau. Il était planté d’arbres, les fleurs y poussaient en abondance et une charmante maisonnette en rondins y avait été construite, entourée d’un jardin où s’affairait une femme qui se redressa à leur approche. Elle était petite et potelée, mais ils passèrent trop loin d’elle pour que Fidelma distingue ses traits.
Elle les suivit du regard tandis qu’ils s’éloignaient, sans pour autant les saluer ou leur faire un signe de la main. Fidelma nota avec curiosité que deux des hommes de Dubán échangeaient des regards entendus en riant.
Fidelma remonta la colonne de cavaliers jusqu’à Dubán.
— Qui est-ce ? demanda-t-elle.
— Personne qui puisse vous intéresser, répondit le guerrier d’un ton bourru.
— Pourtant, elle m’a semblé éveiller l’attention de certains de vos hommes.
Dubán parut mal à l’aise.
— Il s’agit de Clídna, une femme de chair.
Cette expression était une métaphore pour signifier une prostituée.
— Je vois.
Fidelma immobilisa sa monture en attendant qu’Eadulf la rejoigne et lui transmit l’information. Il soupira et secoua la tête avec tristesse.
— Tant de péché dans un endroit si charmant.
Fidelma ne répondit rien.
Au bout de la vallée, ils s’engagèrent dans la forêt et commencèrent l’ascension d’un chemin assez large pour y laisser passer une charrette, qui allait les mener dans une seconde vallée située à une plus haute altitude. A un moment donné, Fidelma désigna du doigt une colonne de fumée qui s’élevait derrière une colline.
Dubán se retourna sur sa selle, vit que Fidelma avait déjà repéré le signe éloquent d’un incendie et lui fit signe de le rejoindre.
— La vallée du Black Marsh ! lui lança-t-il. Cette fumée vient de la ferme d’Archú et ces terres, à votre gauche, appartiennent à Muadnat.
Les champs cultivés, les riches pâturages et les troupeaux de vaches et de cervidés faisaient partie d’une propriété qui valait bien plus de sept cumals. Fidelma l’évalua à cinq fois le coût de la ferme d’Archú.
La route, bordée d’arbres et d’arbustes ou s’ouvrant sur des espaces non clôturés, courait en lisière du domaine qu’elle surplombait à flanc de colline. Au-dessous d’eux, la ferme semblait déserte. Personne ne s’affairait alentour.
— Sans doute les paysans attachés à Muadnat sont-ils partis porter secours à Archú, dit Dubán.
Les lèvres de Fidelma s’étirèrent en un petit sourire incrédule.
Dubán accéléra l’allure et la file des chevaux s’élança sur le chemin qui serpentait à flanc de coteau.
La combe où demeurait Archú, dont les terres étaient en grande partie cachées depuis le sentier qu’ils avaient emprunté, formait un angle de quarante-cinq degrés environ avec l’aire du Black Marsh où régnait Muadnat. Bientôt, le chemin devint tellement escarpé qu’ils durent avancer au pas.
— Vous connaissez bien la région, Dubán ? demanda Fidelma.
— Assez bien, répondit le guerrier.
— Existe-t-il une autre voie pour accéder à ce vallon ?
— Celle-ci est la plus fréquentée mais, à pied ou à cheval, des hommes pourraient se frayer un chemin en passant par les cimes.
Fidelma leva les yeux vers les sommets.
— Seulement poussés par le désespoir, lui fit-elle observer.
Eadulf inclina le buste vers elle.
— A quoi pensiez-vous ?
— La bande de cavaliers se dirigeant vers la ferme d’Archú a forcément traversé les terres de Muadnat et elle n’a pu passer inaperçue.
Ils atteignirent bientôt la ferme et les bâtiments qui la composaient : une maison d’habitation, un four pour y sécher le blé, une porcherie, une grange et, un peu à l’écart, une autre grange qui avait brûlé et d’où s’élevait une colonne de fumée.
Dans un enclos étaient parquées quelques bêtes, dont une vache qui meuglait.
Dubán se dirigea vers la maison.
— N’approchez pas si vous tenez à la vie ! s’écria une voix haut perchée.
La petite troupe s’arrêta net.
— Nous sommes armés, reprit la voix, et suffisamment nombreux. Repartez d’où vous venez, sinon...
— Archú ! s’écria Fidelma en faisant avancer son étalon. C’est moi, Fidelma. Nous sommes venus vous porter assistance.
Aussitôt la porte s’ouvrit et Archú apparut, les yeux exorbités, une vieille épée rouillée à la main. La jeune Scoth, qui s’était abritée derrière lui, jetait des regards craintifs par-dessus son épaule.
— Sœur Fidelma, Dieu soit loué ! Nous pensions que les voleurs étaient de retour, déclara Archú en clignant des paupières devant les cavaliers.
Fidelma sauta à terre, suivie d’Eadulf et de Dubán. Les autres restèrent en selle, jetant des regards suspicieux autour d’eux.
— Un berger a chevauché jusqu’au rath pour nous prévenir que des bandits vous avaient attaqués.
Scoth fit quelques pas en avant.
— C’est Librén. Nous dormions encore quand ils sont arrivés. On a été réveillés par des hurlements et par le meuglement des bêtes. Quand on a compris de quoi il retournait, nous nous sommes barricadés dans la maison. Mais ils n’ont pas donné l’assaut. Ils sont partis avec du bétail et ils ont mis le feu à une des granges. Le jour s’était à peine levé et on ne distinguait pas grand-chose.
— Vous ne les avez pas reconnus ?
Archú secoua la tête.
— Il faisait trop sombre.
— Ils étaient combien ?
— À mon avis, moins d’une douzaine.
— Pourquoi ont-ils décampé ? intervint Dubán.
Archú fronça les sourcils.
— Pourquoi ont-ils...
— Ils se sont contentés de brûler une grange, vous avez des vaches, des moutons et des cochons à l’enclos, et vous êtes sains et saufs dans votre maison. Cela ne vous semble pas bizarre ?
— Justement, dit Scoth, je me suis demandé pourquoi ils s’étaient enfuis aussi rapidement sans tenter de forcer la porte de chez nous ou même d’incendier la ferme. À mon avis, ils cherchaient à nous effrayer.
— Peut-être que nous avons été sauvés par Librén ? suggéra Archú. Quand il a vu les flammes qui s’élevaient de la grange, il a sonné de son cor de berger et il a dévalé la colline pour nous prévenir.
— Un brave homme, murmura Eadulf.
— Un idiot, oui, le corrigea Dubán.
— Un idiot courageux, s’obstina Eadulf.
— C’est grâce à lui qu’ils n’ont emporté que deux vaches, fit remarquer Scoth.
— Et tout ça parce qu’un berger arrive en courant pour vous porter secours ? ironisa Dubán.
— C’est pourtant vrai, protesta Archú. Quand Librén a sonné du cor, ils ont juste pris deux vaches et se sont enfuis.
— Quelle direction ont-ils empruntée ? demanda Eadulf.
Scoth pointa du doigt les terres de Muadnat.
— Librén affirme qu’ils ont disparu de ce côté.
— C’est la route qui mène au marais du Black Marsh et elle s’arrête aux terres de Muadnat, expliqua Dubán, mal à l’aise.
— Où est passé Librén ? s’enquit Fidelma.
Scoth se tourna vers le sud.
— Librén s’occupe de son troupeau, là-haut. Il est resté ici jusqu’à l’aube, au cas où les bandits reviendraient. Puis il a emprunté un de nos chevaux, car Archú refusait de me laisser seule ici, et il est parti vous avertir. Il a réapparu il y a environ une demi-heure pour nous annoncer votre venue.
— Pourquoi n’a-t-il pas attendu ?
— Ses bêtes avaient besoin de lui, intervint Archú. Et puis à quoi cela aurait-il servi ?
Fidelma regarda autour d’elle.
— Ce Librén a raconté que quelqu’un avait été tué. Où est le corps ?
Dubán se frappa le front.
— Quel idiot je fais ! J’avais oublié.
Il interpella Archú.
— De qui s’agit-il ?
— Le corps est par là, dit Archú d’un air malheureux. Près des ruines. Personne n’a compris comment c’était arrivé. C’est seulement quand on a essayé d’éteindre les flammes qu’on est tombé sur ce cadavre.
— Un homme est tué sur votre terre pendant une attaque et vous ne savez rien de lui ? lâcha Dubán d’un ton cynique. Allons, mon garçon, s’il s’agit d’un des attaquants, vous n’avez rien à craindre. Vous étiez en état de légitime défense.
— Je vous jure bien que je n’ai tué personne. Nous n’avons pas d’armes et nous nous sommes barricadés pendant l’assaut. Nous n’avons rien vu. Librén était lui aussi très surpris que nous ne le connaissions pas.
— Assez perdu de temps, allons examiner le corps, s’énerva Fidelma.
Un des hommes de Dubán qui l’avait déjà repéré le désigna sans un mot quand ils s’approchèrent de la grange.
Il s’agissait d’un homme d’environ trente-cinq ans, assez laid, avec un visage qui portait des cicatrices et un nez bulbeux et aplati, sans doute par un coup qu’il avait reçu. Ses vêtements, recouverts d’une fine poussière blanche, étaient tachés de sang. Les yeux noirs fixaient le vide. Il avait eu la gorge tranchée et la tête était à moitié séparée du corps. C’est ainsi qu’on égorgeait les bêtes. En tout cas, une chose était certaine, il n’avait pas été tué dans une échauffourée mais délibérément assassiné. Les poignets portaient les marques de liens qui avaient irrité la chair. Fidelma se tourna vers Dubán.
— Je n’ai jamais vu cet homme en Araglin auparavant, dit-il aussitôt. C’est un étranger.
Fidelma se passa la main sur le front d’un air pensif.
— Cette histoire devient de plus en plus embrouillée. Les bandits ont tué un prisonnier ou alors un des leurs. Puis ils sont repartis sans pratiquement rien emmener. Pourquoi ?
— Si ce sont des hommes de Muadnat qui ont fait le coup, l’explication coule de source, déclara Scoth d’une voix pleine de ressentiment.
— Pourquoi pensez-vous qu’il s’agit d’un prisonnier ou d’un des brigands ? demanda Dubán à Fidelma.
— Il a récemment eu les mains attachées derrière le dos, ce qui expliquerait qu’il ait été égorgé sans se débattre, car je ne distingue aucune autre blessure. Et puis il était bien avec les autres, sinon d’où voulez-vous qu’il sorte ?
Elle se pencha et l’examina plus attentivement.
— Cet homme travaillait avec ses mains, qui portent des cals et des cicatrices. Et il a les ongles noirs.
Puis, en observant son visage, elle tressaillit.
— Ne vous rappelle-t-il pas quelqu’un que nous avons rencontré récemment ? demanda-t-elle au moine.
Eadulf étudia la figure du cadavre et secoua la tête.
— Non, je ne vois pas.
Fidelma jeta un coup d’œil à Archú.
— Il n’a pas plu depuis hier, n’est-ce pas ?
Le jeune homme hocha la tête d’un air surpris.
Fidelma passa un doigt sur les vêtements poudreux de l’inconnu, puis elle se releva.
— Décidément, Araglin est le pays des mystères, murmura-t-elle. Et maintenant je pense que nous devrions aller à la ferme de Muadnat.
— Le soupçonnez-vous ? se récria Dubán en fronçant les sourcils.
— Après ce que nous venons de constater, j’estime qu’il serait logique de l’interroger.
— Sans doute, admit Dubán à regret, car cela semble étrange, en supposant que nous ayons affaire à des voleurs, qu’ils s’en soient pris à la ferme d’Archú et non à celle de Muadnat, plus accessible et plus riche en bétail.
Dubán ordonna à un de ses hommes de rester avec Archú pour enterrer le corps. Le reste de la troupe se remit en selle et reprit la route. Fidelma et Eadulf venaient en dernier.
— Croyez-vous qu’il soit raisonnable de s’impliquer dans cette histoire ? demanda-t-il.
— Il est un peu tard pour faire marche arrière.
— On vous a envoyée ici pour enquêter sur la mort d’Eber, et non pour vous mêler d’une querelle entre Archú et son oncle.
— Les choses me semblent plus compliquées que cela, Eadulf. Dubán et Crón dissimulent leurs relations amoureuses. Officiellement on affirme qu’Eber était un chef aimé et respecté, mais on chuchote qu’il était haï de tous. Où se trouve la vérité ? Muadnat déteste son jeune cousin... cette vallée aurait-elle été contaminée par la haine ? À moins qu’une toile d’araignée, tissée par une force maléfique, ne relie tous ces éléments disparates ?
Eadulf réprima un soupir.
— Je ne suis qu’un étranger dans ce pays et aussi un homme simple dépassé par ces subtilités.
Tout en parlant, il comprit qu’il se cherchait des excuses faciles pour éviter de proposer des actions positives. Fidelma, qui avait fait la même analyse, ne répondit rien.
Quand ils eurent franchi les contreforts montagneux et traversé les champs cultivés, ils virent des paysans qui couraient vers les bâtiments de la ferme pour prévenir de leur arrivée. Puis une silhouette familière apparut : le chef des troupeaux de Muadnat, Agdae, qui se tenait en travers du chemin, les jambes écartées et les mains sur les hanches, entouré de quelques hommes armés.
— Est-ce là une façon d’accueillir des visiteurs ? s’écria Dubán en se dirigeant vers lui.
— Vous arrivez avec des guerriers, répliqua Agdae, impassible. Vous présentez-vous ici en amis ou en ennemis ? Autant s’en assurer avant de poser nos armes et de vous accueillir en frères.
Dubán arrêta son cheval devant Agdae.
— Je vous laisse juge.
Agdae adressa un sourire froid à Dubán et fit signe aux paysans de se disperser.
— Que cherchez-vous en ces lieux ?
— Où est votre oncle ?
— Aucune idée. Mais c’est moi qui le remplace quand il est absent. Que lui voulez-vous ?
— La ferme d’Archú a été attaquée.
Le regard d’Agdae vacilla, puis il reprit aussitôt son attitude agressive.
— Et vous voudriez que je sois désolé pour lui alors qu’il a escroqué sa propriété à Muadmat ?
Fidelma s’apprêtait à intervenir quand Dubán leva la main.
— Voyez-vous cette colonne de fumée derrière la colline ?
— Oui, et alors ?
— Alors je constate que vous n’avez pas éprouvé le besoin de voler à son secours. Depuis quand les hommes de la petite communauté d’Araglin refusent-ils de s’entraider ?
Agdae haussa les épaules.
— Comment aurais-je pu deviner que ce garçon était en danger ?
— La fumée ne vous suffisait pas ? intervint Fidelma.
— Hélas, je ne suis pas comme vous capable de divination, dálaigh. Archú pouvait aussi bien brûler les chaumes de ses champs. Si je partais bride abattue pour découvrir ce qui se passe à chaque fois que j’aperçois de la fumée, je n’en aurais jamais fini. De plus, Archú a des amis haut placés dans les cours de justice et si je lui avais rendu visite, je me serais peut-être retrouvé avec des compensations à payer pour attentions inopportunes.
— Prenez garde, une langue trop bien pendue mène souvent à un faux pas, répliqua Fidelma. Mais maintenant que vous êtes informé de la situation, peut-être pousserez-vous l’obligeance jusqu’à nous confier où se trouve Muadnat.
Agdae la fixa avec un sourire narquois et Dubán répéta la question sur un ton menaçant.
— Que voulez-vous que je vous dise ? persifla Agdae. Muadnat est parti à la chasse hier et il reviendra quand ça lui chante.
— Et où chasse-t-il ? insista Dubán.
— Qui peut prévoir dans quelle direction vole un faucon pour fondre sur sa proie ?
— Très drôle, dit Fidelma. Il ne nous reste plus qu’à espérer que le faucon ne croisera pas des aigles en route.
Agdae cligna des paupières.
— Muadnat est parfaitement capable de veiller sur sa personne.
— Je n’en doute pas. Aucun de vos paysans ne s’est absenté ?
— Aucun. Pourquoi me posez-vous cette question ?
— Quelqu’un a été tué par les brigands à la ferme d’Archú, et nous n’avons pas été en mesure de l’identifier.
Dubán décrivit l’homme et Agdae secoua la tête.
— Tous nos journaliers sont ici.
— Rassemblez vos gens devant moi.
À l’appel d’Agdae, une douzaine d’hommes apeurés se réunit sous le regard scrutateur du guerrier. La plupart étaient âgés et suffisamment musclés pour la charrue et la faucille, mais peu préparés à la rude vie de voleur de bétail. Dubán se tourna vers Fidelma.
— Ces laboureurs sont hors de cause. Désirez-vous que nous fouillions les bâtiments ?
Fidelma secoua la tête.
— Ne vaudrait-il pas mieux suivre la piste qu’Archú nous a indiquée ? suggéra-t-elle.
Dubán se mit à rire.
— En dehors de celle qui mène ici, les autres s’enfoncent dans les marais du Black Marsh. Je ne vous les conseille pas.
Frère Eadulf se pencha vers Agdae.
— J’ai une question pour vous, dit-il d’une voix douce.
— Posez toujours, Saxon.
— Derrière votre propriété, un sentier semble mener vers les collines du Nord, dans la direction opposée au chemin qui nous ramènera au rath d’Araglin. Or je croyais qu’il n’y avait qu’un seul itinéraire pour atteindre cette vallée.
— Et alors ?
Fidelma leva les yeux vers l’endroit indiqué par Eadulf. Il avait raison. Un chemin s’élevait le long des hauts pâturages et rejoignait la lisière de la forêt.
— Où cela mène-t-il ? demanda Eadulf.
— Nulle part, répliqua Agdae d’un ton sec.
— Les voleurs sont pourtant partis vers votre ferme. Comme leur présence vous a échappé, la seule possibilité est qu’ils ont suivi cette piste, enchaîna aussitôt Dubán.
— Elle se perd dans les collines.
— Je n’en doute pas, car si les brigands l’avaient empruntée, quelqu’un n’aurait pas manqué de les voir, n’est-ce pas, Agdae ? s’interposa Eadulf.
L’homme parut un instant déconcerté, puis il se rasséréna.
— Vous avez raison, Saxon, nous les aurions repérés.
Eadulf demeura silencieux et Fidelma se demanda pourquoi il ne suggérait pas à Dubán d’aller explorer ce sentier avec ses hommes. Elle en déduisit qu’il avait ses raisons.
— Je vais envoyer deux de mes guerriers vérifier que les bandits ne sont pas cachés là-haut, décida Dubán. S’ils ne trouvent rien, nous poursuivrons notre route.
Agdae poussa une exclamation agacée.
— Vous perdez votre temps.
Sur un signe de Dubán, deux hommes disparurent au trot de leur cheval en direction des collines.
Agdae jeta un regard mauvais à Fidelma.
— Il semblerait que vous soyez déterminée à brosser un portrait fort déplaisant de mon oncle, dálaigh.
— Muadnat est parfaitement capable de brosser lui-même son portrait, répliqua Fidelma d’un air détaché.
— Dubán, un cavalier vient par ici ! s’écria un des gardes.
Tous se tournèrent dans la direction du rath. Et ils reconnurent bientôt la silhouette du père Gormán.
— Que se passe-t-il ? demanda le prêtre quand il arriva à leur hauteur.
— Vous nous avez effrayés, déclara Dubán. On aurait cru que vous surgissiez de nulle part.
Il jeta un coup d’œil à la tenue du prêtre et ajouta :
— Il fait bien froid pour se promener sans cape.
Le père Gormán haussa les épaules.
— Ce matin quand je suis parti, le temps était superbe. Mais qu’est-ce qui vous amène ici ?
— La ferme d’Archú a été attaquée. Ce qui explique notre nervosité quant aux cavaliers.
Le prêtre parut mal à l’aise.
— Ces voleurs de bétail empoisonnent le pays. Justement, je me rendais chez Archú, mais peut-être vaudrait-il mieux que je renonce à mon projet pour rester en votre compagnie.
— Les voleurs se sont éclipsés depuis longtemps et puis votre foi vous gardera des mauvaises rencontres, ironisa Fidelma. D’ailleurs, vous serez bien accueilli là-bas : il y a un cadavre qui attend votre bénédiction.
Le père Gormán tressaillit.
— De qui s’agit-il ?
— Nul ne le sait, confessa Dubán qui se redressa sur sa selle en voyant revenir ses hommes.
— Nous avons examiné le chemin sur un mile. Il est beaucoup trop caillouteux pour retenir des empreintes de pas ou de sabots, dit l’un d’eux.
Dubán était déçu.
— Inutile de perdre notre temps dans des battues infructueuses, conclut-il. Agdae, je n’ai pas d’autre solution que de vous croire. Mais quand votre oncle rentrera, dites-lui que je désire le voir. Et maintenant je pense que nous en avons terminé.
Il chercha le regard de Fidelma qui hocha la tête en signe d’approbation.
Ils laissèrent le père Gormán en discussion avec Agdae et prirent la route du rath. Alors qu’ils sortaient de la vallée, Fidelma se tourna vers Eadulf pour lui demander pourquoi il avait soulevé le problème de cette piste tout en étant prêt à accepter sans discuter l’explication qu’Agdae leur proposait.
— Je voulais juger de sa réaction car j’ai vu quelqu’un sur ce chemin alors que nous nous dirigions vers la ferme de Muadnat. Tout le monde était concentré sur Agdae et personne n’a repéré cette silhouette à part moi.
— J’avoue que je n’y ai pas prêté attention.
— La personne est passée rapidement à cheval et s’est évanouie dans les arbres, derrière la ferme.
— Qui était-ce ? Muadnat ?
Eadulf secoua la tête.
— Non, j’ai distinctement reconnu la silhouette d’une femme dans le soleil.
Fidelma réprima son exaspération. Elle ne supportait pas les effets dramatiques d’Eadulf, une habitude dont il était coutumier.
— L’avez-vous identifiée ? demanda-t-elle d’une voix posée.
— Je pense que c’était Crón